martes, 3 de junio de 2008

Émile Nelligan, Raoul Gómez-Jattin: poète maudit, maudit poète.


«¡Tranquilos! Sólo a mí suelo hacer daño»

Ce qu’on connaît comme l’histoire, c’est en réalité l’histoire de l’Occident. Mais, l’Occident n’est que la conjonction de la raison grecque, de la foi judéo-chrétienne et de la conception sociopolitique romaine. Dans cette idée se trouve le principe de l’eurocentrisme culturel comme idéologie dominant partout dans le monde.
Pour ceux qui sont nés en deçà de la mer, une telle conception engendre, entre autres, un réitératif sentiment d’infériorité historique et linguistique, une mentalité de colonisés.
On finit par croire que l’emploi de certaines tournures prosodiques et de vocabulaire sont plus authentiques, plus précises et plus pures si elles sont employées dans la métropole.
En parlant de littérature, les lettres américaines ont été toujours à l’arrière-garde comparativement à celles de l’Europe. Il nous fallut attendre jusqu’au vingtième siècle pour voir les œuvres des écrivains américains sur les étagères des grandes librairies du vieux-monde.
Cependant dire Amérique c’est, me semble-t-il, faire référence à un immense monde trop diversifié pour être compris d’un seul regard. Mieux vaut donc me limiter à parler, ici, de choses plus proches de moi actuellement : le Québec et, bien sûr, la Colombie.
Dans quelques mois, cela fera un an que je suis arrivé au Canada. Comme pour tant de monde non francophone, le premier rapprochement avec le Québec fut par rapport à la langue et à l’effort –grand effort- de saisir les manières d’expression et le génie français. J’avoue ne m’être jamais consacré sérieusement à apprendre une deuxième langue. Logiquement, j’étudiai l’anglais à l’école et m’intéressai aux classiques latins et grecs plus tard, arrivant même à comprendre et traduire quelques locutions, mais, pas plus.
Pourtant, le français m’a toujours attiré. J’ai lu Sartre et un peu aussi Foucault, Marcel et Derrida, la Bovary de Flaubert et je connaissais ‘Les misérables’ de Hugo. J’avais entendu parler de Beaudelaire et Genet (auxquels Sartre dédie chacun un livre). Mais, je m’accuse de ne pas avoir connu auparavant le grand Rimbaud ni le contradictoire Verlaine ou encore l’obscur Mallarmé, que j’ai découverts dernièrement.
Par contre je connaissais bien Cervantes à son hidalgo ingénieux et à son cortège: les auteurs du siècle d’or (Lope de Vega et Jean de la Croix, entre autres). Je garde encore dans ma mémoire les vieux volumes des écrivains du Boum Latino-américain (Garcia Marquez, Vargas Llosa, etc.) que j’achetais, à la suite des requêtes de mon professeur de littérature, puisqu’ils étaient meilleur marché pour l’économie de mon foyer «tiers-mondiste».
À ce moment-là, Nelligan était encore trop marginal pour moi. En plus il parlait non seulement une langue étrangère mais aussi, il venait d’un pays étranger qui se confondait avec les territoires de glace.
Néanmoins il me suffit de lire «Soir d’hiver» précisément un jour quelconque de février pour vouloir m’intéresser au créateur qui incitait les oiseaux à pleurer sur la neige vierge. Comment ne pas s’émouvoir face à sa tragédie et à ses poèmes tout remplis de mélancolie!
Au même moment je pensai à Raoul Gomez Jattin, un autre poète marginal et lointain pour les cercles de haute lignée des littéraires du «centre». En plus, attendu que ses écrits sont plus récents, sa génialité et son apport restent inconnus pour les gens en dehors de la Colombie.
Laissez-moi donc parler, cher lecteur, de ces deux poètes que, en son temps, nous tenterons de connaître, au moins sommairement, dans les pages suivantes à travers de leur environnement, leur legs, et leur vies, de façon à trouver les lignes communes de leurs œuvres.

Raoul Gomez Jattin ou le cannabis jamais fumé.

Quatre ans après la mort de Nelligan dans le froid Montréal de novembre 1945, naissait, à quelques centaines de kilomètres plus au sud, dans l’humide et chaude Carthagène-des-Indes, Raoul du Christ, fils de Joaquin Pablo Gomez et Dolores «Lola» Jattin fille d’immigrants libanais. À cette époque-là Saint-Antoine-de-Cereté, le village familial, manquait d’hôpitaux et comme Lola était déjà d’un âge avancé, elle dut se rendre à la capitale provinciale pour y accoucher.
Promptement, ils retournent à Cereté, véritable patrie où grandit le poète.
Ses constantes crises d’asthme font que son père lui donne beaucoup de soins et que le petit est gardé dans la maison où il lira très tôt de grands classiques littéraires.
Une fois ses études secondaires terminées, il voyage à Bogota pour y étudier le Droit; profession que jamais il n’exercera. Il y combine ses études avec le théâtre.
Son contact avec la classe intellectuelle de la capitale du pays fait qu’il s’intéresse à la poésie.
Puis, à l’échec d’une de ses présentations dramaturgiques, il laisse l’université pour se réfugier de nouveau à Cereté. C’était en 1971.
Le poète est à son meilleur, mais l’homme affronte une forte dépression qui touche le fond à l’occasion de la mort de son père en 1976. Commence alors pour Raoul une longue marche dans le bas-fond : les drogues, une amitié perfide qu’il avait rencontrée pendant son époque d’étudiant, et autres déchaînements.
S’enfuyant d’un Cereté qui ne supporte plus ses délires, il retourne à Carthagène en 1989 pour y vivre comme un dément : pieds nus, cheveux hirsutes, barbe mal entretenue, rôdant dans les rues, couchant dans les parcs et côtoyant les putes de la rue dite «de la mi-lune» dans un continuel va-et-vient entre la prison de Saint-Diègue et l’hôpital psychiatrique de Saint-Paul. C’est la décadence de l’homme et du poète.
En 1995 il quitte le pays. À La Havane, il restera interné quelque mois dans un centre de désintoxication avec l’intention de se guérir de son problème de consommation de stupéfiants.
Revenu chez lui, il connaît la gloire : la critique le voit avec bienveillance et ses récitals se multiplient. Durant son séjour à Cuba, il avait corrigé ses écrits qui forment son ouvrage principal : «Le triptyque Ceretéen» qui peu après est publié par la maison éditoriale Norma.
Toutefois, un article négatif contre son travail et sa personne, publié dans un important journal, le fait s’effondrer (Cf. José Antonio de Oro. Raúl Gómez Jattin. El príncipe del valle del Sinú. 2001). Il retombe dans le vice encore plus opiniâtrement.
J’étais à l’orée de mon adolescence quand le poète fit au village la dernière de ses espiègleries. J’en garde un flou souvenir. Tout le monde en parlait, car tout le monde ouvrît les yeux et le regarda traverser la rue, nu comme un ver.
Deux ans après on le découvrait très tôt le matin à l’avenue Santander à Carthagène, renversé par un véhicule qui s’évada dans la brume matinale. On dit que le conducteur l’aurait fait exprès pour libérer la ville, peut-être, d’une de ses scories indigentes.
Il était Raoul du Christ Gomez Jattin, responsable de la rénovation de la poétique colombienne de la deuxième partie du XXe siècle. Le paradigme récent du poète maudit, incompris, méconnu. Et voici qu’il vient aujourd’hui à la rencontre de votre chaste Nelligan pour partager avec lui son propre chagrin et «maudicité» .

Nelligan ou l’abîme du Rêve

Émile Nelligan naquit à Noël de 1879. Dix-neuf après, son œuvre était achevée.
Il est probable qu’il ne faille pas trop parler de sa biographie, en général connue suffisamment par la plupart des Québécois. Il nous suffit de savoir ou encore de rappeler qu’il était le fils d’un irlandais et d’une canadienne-française et qu’il fut membre de l’école littéraire de Montréal, ville où il passe la plupart de ses jours, sauf quelques brefs séjours à Cacouna et un court voyage en Angleterre.
Adolescent génial, son œuvre est composée de cent soixante-dix poèmes, chansons et poèmes en prose, dont quelques uns furent publiés dans différents journaux ou publications locales.
Dans les mouvements littéraires, voués à l’émancipation culturelle des nouveaux écrivains, sociétés laïques et favorables à la libre-pensée (Cf. Jacques Blais. L’entourage libéral de Nelligan. 1991), il connaît le succès. Il va aussi y trouver ses grands amis et responsables de la diffusion postérieure de son œuvre, tels que Arthur de Bussières et surtout le prêtre Eugène Seers, devenu Louis Dantin après qu’il eut défroqué.
Les acerbes critiques de E. de Marchy, français de passage à Montréal blessent fortement l’orgueil du jeune Nelligan, déjà fortement rongé par la névrose de manière qu’il finit par se replier encore davantage sur lui même (Paul Wyczynski. Émile Nelligan. 1967). Dans son affliction, il répond au critique en composant sa fameuse «Romance du vin», véritable chant du cygne du poète d’après Dantin. Après cela, le decrescendo…
La dégénérescence mentale l’emmène à diverses institutions psychiatriques où il passe à peu près quarante et un ans. On peut dire qu’il vécut jusqu’au 9 août 1899 et que son existence s’est continuée en hôpital psychiatrique, d’abord à la Retraite Saint-Benoît jusqu’en 1925, puis à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu où il mourut en 1941.
Ce n’est pas mon intention de faire une étude exhaustive de Nelligan et de sa production littéraire. Je veux plutôt mettre en lumière quelques thèmes communs qu’on constate aussi chez Raoul Gomez Jattin.

Nelligan et Gomez Jattin : deux maudits.

À première vue il y a des ressemblances entre ces deux personnages venus d’endroits si éloignés et si différents, parce que la tragédie humaine au fond est la même, peu importe dans quelle latitude elle se déroule.
Ces ressemblances dont je parle se situent à plusieurs niveaux : biographique, thématique, poétique, et littéraire en général.
Au niveau biographique, les deux sont nés d’un métissage ou bien franco-irlandais ou bien hispano-libanais. Les deux ont choisi la langue locale pour s’exprimer; les deux connurent l’environnement sombre des asiles d’aliénés, le délire et la folie. Leurs personnalités instables et nerveuses, ont fait naufrage suite aux critiques. Laissons à leurs propres mots de nous faire un premier portrait :

UN POÈTE
Emile Nelligan


Laissez-le vivre ainsi sans lui faire de mal !
Laissez-le s'en aller; c'est un rêveur qui passe;
C'est une âme angélique ouverte sur l'espace,
Qui porte en elle un ciel de printemps auroral.

C'est une poésie aussi triste que pure
Qui s'élève de lui dans un tourbillon d'or.
L'étoile la comprend, l'étoile qui s'endort
Dans sa blancheur céleste aux frissons de guipure.

Il ne veut rien savoir ; il aime sans amour.
Ne le regardez pas! que nul ne s'en occupe!
Dites même qu'il est de son propre sort dupe!
Riez de lui!... Qu'importe! il faut mourir un jour...

Alors, dans le pays où le bon Dieu demeure,
On vous fera connaître, avec reproche amer,
Ce qu'il fut de candeur sous ce front simple et fier.
Et de tristesse dans ce grand oeil gris qui pleure!

DE LO QUE SOY
Raul Gómez Jattin


En este cuerpo
en el cual la vida ya anochece
vivo yo.
Vientre blando y cabeza calva
pocos dientes
y yo adentro
como un condenado
Estoy adentro y estoy enamorado
y estoy viejo
Descifro mi dolor con la poesía
y el resultado es especialmente doloroso
voces que anuncian: ahí vienen tus angustias.
Voces quebrada: ya pasaron tus días.
La poesía es la única compañera
acóstumbrate a sus cuchillos
que es la única.

Chez les poètes œdipiens.

Autant pour Nelligan que pour Gomez Jattin, le thème de la mère est une réalité récurrente. Il faut d’abord rappeler que dans le cas du montréalais, sa mère, femme encore jeune a marié un étranger qui dédaignait la culture francophone et interdisait de parler français en sa présence.
La relation entre le poète et son père fut donc toujours difficile et parfois même dramatique. C’est sous les jupons protecteurs et complices de Mme Nelligan que le poète trouvera protection contre les rages démesurées de son père et à sa forte opposition de laisser libre cours à la veine poétique du garçon.
Ce lien est bien présent dans le film «Nelligan» de Robert Favreau paru en 1991. En favorisant l’imagination, Favreau montre la scène d’un baiser entre le poète nu dans la salle de bain et sa mère. Une chose est vraie : la figure maternelle est très assidue dans les poèmes nelliganiens. Sa mère est l’incarnation de la pureté, de la beauté, le tendre souvenir de l’enfance.
Du côté de Gomez Jattin, quelques études psychiatriques, un peu esquissées par Heriberto Fiorillo dans son livre «Brûle Raoul», incitent à situer la maladie mentale du poète dans un complexe d’Œdipe jamais surpassé et des traits fortement pathologiques. Avec ses amis, Raoul aimait de temps en temps se déguiser en femme. Ses sessions de travestisme favoris étaient de se peinturlurer les lèvres et dire que son nom était Lola Jattin.
Donc, on constate chez les deux poètes un effort pour donner a leurs mères une sur-identité parfaite et angélique.
Laissons-les parler encore :

DEVANT DEUX PORTRAITS DE MA MÈRE
Émile Nelligan

Ma mère, que je l'aime en ce portrait ancien,
Peint aux jours glorieux qu'elle était jeune fille,
Le front couleur de lys et le regard qui brille
Comme un éblouissant miroir vénitien!

Ma mère que voici n'est plus du tout la même ;
Les rides ont creusé le beau marbre frontal;
Elle a perdu l'éclat du temps sentimental
Où son hymen chanta comme un rose poème.

Aujourd'hui je compare, et j'en suis triste aussi,
Ce front nimbé de joie et ce front de souci,
Soleil d'or, brouillard dense au couchant des années.

Mais, mystère de cœur qui ne peut s'éclairer !
Comment puis-je sourire à ces lèvres fanées ?
Au portrait qui sourit, comment puis-je pleurer?



LOLA JATTIN
Raul Gómez Jattin

Más allá de la noche que titila en la infancia
Más allá incluso de mi primer recuerdo
Está Lola - mi madre - frente a un escaparate
empolvándose el rostro y arreglándose el pelo
Tiene ya treinta años de ser hermosa y fuerte
y está enamorada de Joaquín Pablo
- mi viejo -
No sabe que en su vientre me oculto para cuando necesite su fuerte vida la fuerza de la mía
Más allá de estas lágrimas que corren en mi cara,
de su dolor inmenso como una puñalada
está Lola - la muerta - aún vibrante y viva
sentada en un balcón mirando los luceros
cuando la brisa de la ciénaga le desarregla
el pelo y ella se lo vuelve a peinar
con algo de pereza y placer concertados
Más allá de este instante que pasó y que no vuelve
estoy oculto yo en el fluir de un tiempo
que me lleva muy lejos y que ahora presiento
Más allá de este verso que me mata en secreto
está la vejez - la muerte - el tiempo incansable
cuando los dos recuerdos: el de mi madre y el mío
sean sólo un recuerdo solo: este verso.

La nostalgie de l’enfance perdue

L’enfance est un autre thème qui sature les œuvres de ces deux poètes. C’est une enfance évoquée avec des accents bucoliques et des réminiscences de paysages, de jeux et d’amis.

LA FUITE DE L'ENFANCE
Émile Nelligan

Par les jardins anciens foulant la paix des cistes,
Nous revenons errer, comme deux spectres tristes,
Au seuil immaculé de la Villa d'antan.

Gagnons les bords fanés du Passé. Dans les râles
De sa joie il expire. Et vois comme pourtant
Il se dresse sublime en ses robes spectrales.

Ici sondons nos cœurs pavés de désespoirs.
Sous les arbres cambrant leurs massifs torses noirs
Nous avons les Regrets pour mystérieux hôtes.

Et bien loin, par les soirs révolus et latents,
Suivons là-bas, devers les idéales côtes,
La fuite de l'Enfance au vaisseau des Vingt ans.

QUÉ TE VAS A ACORDAR ISABEL...
Raúl Gómez Jattin

Qué te vas a acordar Isabel
de la rayuela bajo el mamoncillo de tu patio
de las muñecas de trapo que eran nuestros hijos,
de la baranda donde llegaban los barcos de La Habana cargados de...
Cuando tenías los ojos dorados
como pluma de pavo real
y las faldas manchadas de mango.
Qué va
tú no te acuerdas!
En cambio yo, no lo notaste hoy,
no te han contado
sigo tirándole piedrecillas al cielo
buscando un lugar donde posar sin mucha fatiga el pie.
Haciendo y deshaciendo figuras en la piel de la tierra
y mis hijos son de trapo y mis sueños de trapo
y sigo jugando a las muñecas bajo los reflectores del escenario
Isabel ojos de pavo real
ahora que tienes cinco hijos con el alcalde
y te pasea por el pueblo un chofer endomingado
ahora que usas anteojos
cuando nos vemos me tiras un "qué hay de tu vida"
frío e impersonal
Como si yo tuviera de eso...

Poètes de la terre.

La terre est un autre élément commun. Ce sont deux paysages et deux réalités géographiques différentes. Gomez Jattin connaît le tropique, son pays est celui des mangues, des palmiers, des après-midis chauds et humides du caraïbe colombien. Il est habitué à chasser des oiseaux avec sa fronde, à se baigner dans le fleuve, à voler les fruits des jardins voisins et à rendre grâce pour l’ombre soulageant d’un acacia à midi. Il critiquera les poètes ratatinés de la froide et andine capitale, espèce d’efféminés qui jamais n’ont touché avec leurs doigts la terre mouillée, ni n’ont eu des contact révélateurs avec des animaux, ni avec le fleuve qui emporte la vie. C’est le poète de Bogota, celui qui n’est pas «contemporain avec les fleurs et qui voit la mer comme une scénographie».
Nelligan connaît aussi la nature. Dans un Québec rural et idyllique où peu de choses se passent, il éprouve du plaisir en décrivant, habituellement avec un ton attristé, les saisons, surtout l’automne et l’hiver, par antonomase, les époques sombres de l’année. Sa poésie a le mérite de nous faire entrer dans un univers magico-symbolique que nous fait nous souvenir de Schopenhauer au sens que, pour lui, l’expérience artistique était une manière de s’évader des tristesses de la vie et de transcender jusqu’aux intuitions métaphysiques de la vérité.

SOIR D'HIVER
Émile Nelligan

Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu'est-ce que le spasme de vivre
A la douleur que j'ai, que j'ai.

Tous les étangs gisent gelés,
Mon âme est noire! Où vis-je? où vais-je?
Tous ses espoirs gisent gelés:
Je suis la nouvelle Norvège
D'où les blonds ciels s'en sont allés.
Pleurez, oiseaux de février,
Au sinistre frisson des choses,
Pleurez oiseaux de février,
Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,
Aux branches du genévrier.

Ah! comme la neige a neigé!
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah! comme la neige a neigé!
Qu'est-ce que le spasme de vivre
A tout l'ennui que j'ai, que j'ai...

EL MANGO DEL SINÚ
Raúl Gómez Jattin

Yo tengo para ti mi buen amigo
un corazón de mango del Sinú
oloroso
genuino
amable y tierno
(Mi resto es una llaga
una tierra de nadie
una pedrada
un abrir y cerrar de ojos
en noche ajena
unas manos que asesinan fantasmas)
Y un consejo:
no te encuentres conmigo.

Le poète : celui qui dit ce qu’il veut

Un des détails le plus attirant et sinon le plus important, c’est que autant Nelligan que Gomez Jattin sont, d’une certaine façon, des poètes inclassables et porteurs d’un germe de rénovation artistique dans leur milieu social et historique.
Prenons l’exemple de Nelligan :
Son époque est celle de la formation du Canada qu’on connaît aujourd’hui. C’est, par exemple, le temps de la ascension au statut de province du Manitoba, de la Colombie Britannique et de l’Île-du-Prince-Édouard et l’annexion des Territoires du Nord-Ouest. Dans son enfance se produit l’écrasement de la révolution métisse avec la pendaison de Louis Riel et le déclenchement postérieur d’une deuxième vague nationaliste. Littérairement la France vit sa grande révolution des lettres avec le romantisme et le symbolisme. C’est le siècle de Chateaubriand, Zola, Dumas, Balzac, Flaubert et Victor Hugo mais aussi de Beaudelaire, Verlaine, Rimbaud et une pléiade on dirait démesurée d’écrivains de toute sorte. De ce côté-ci de la mer, les noms inoubliables de Edgar Allan Poe, Walt Withman, Ruben Dario et José Marti étincellent.
Cependant, le Canada et le Québec y inclus, en comparaison à l’ensemble américain, est «assez pauvre en gloires littéraires» (Germaine Bernier. Le Devoir. Novembre 1966). Les productions qu’on retrouve au XIXe siècle sont pour la plupart de caractère nationaliste et pas trop effrontées, dépourvues de cette marque osée qui rend une œuvre originale. C’est pour cela que Nelligan est considéré comme le premier grand auteur québécois. Sa poésie dépasse les frontières. Ses intérêts vont à des sujets différents. Le thème nationaliste passe à un deuxième plan, tandis que sa poésie devient un art gratuit, désintéressé et authentique; c’est le reflet vivant de son âme, c’est la force où réside son triomphe.
Quelque chose de pareil se perçoit chez Gomez Jattin. Il se tient toujours loin de l’agité panorama politique colombien de la deuxième moitié de XXe siècle. Par sa naissance, Raoul se situerait dans la génération des poètes dits du «déracinement» ou «post nadaistes» tels que Gonzalo Arango, Mercedes Carranza, Juan Gustavo Cobo ou Giovanni Quessep, caractérisés pour la critique de la société bourgeoise et le désir émancipateur contre l’empire de l’Église Catholique à la manière d’un existentialisme littéraire colombien. C’est l’époque de la splendeur de Garcia Marquez, le premier prix Nobel colombien (1982), et l’époque des concours littéraires dont les gagnants obtiennent célébrité. Mais Gomez Jattin est néanmoins inclassable: «poète tardif, solitaire et marginal» (Cf. Luz Elena Cordero Villamizar. Otra lectura de Gómez Jattin. 2006).
Politiquement, son temps coïncide aussi avec l’éclosion des guérillas et du narcotrafic. La révolution cubaine et ses influences se laissent sentir chez les jeunes étudiants. Che Guevara devient l’idole populaire. C’était le temps de laisser les livres et de prendre le fusil, d’abandonner la ville pour prendre le maquis et y livrer la bataille des idéologies. C’est donc normal que dans ce temps-là, la situation sociale soit le principal leitmotiv de la production artistique.
Mais, à notre Raoul, cela semble indifférent. Son Cereté reste loin des zones du conflit, comme perdu dans un détour du temps. Il va choisir d’en chanter la nature et les gens. Sa poésie déconcerte, incommode. Son hameau est habitué aux éleveurs de grands bétails, foule grossière et rustre dont «ses chimères s’éteignent aux sermons du curé». Mais Raoul est poète, est de la pédale, en plus il aime l’herbe et ce sont des péchés qui ne se pardonnent pas si facilement en cette époque-là. Je ne le rapproche pas aux gens de Cereté, écrit Carlos Monsivais, ils n’avaient eu personne jusqu’à cette date-là qui les avait aidés à comprendre la présence d’un artiste (Carlos Monsivais. Valorar al loco. 2005). Peut-être que Raoul avait raison quand il disait (je cite par cœur) : «comme l’herbe fut, et ne m’ont pas fumé».
Malgré tout, Raoul entreprend une projet tout à fait original : il écrit comme une manière de se venger (Eva Duran. Arde Raúl: la terrible y asombrosa historia del poeta raúl gómez jattin, de Heriberto Fiorillo). Sa vengeance consiste en une rupture avec les paradigmes éthiques du langage. En effet, la poésie colombienne a été toujours réputée comme conservatrice. Par contre, Raoul va se plaire en utilisant un langage obscène et en employant des vocables familiers et régionaux dans ses poèmes. «En élevant à la condition poétique les mots considérés interdits par une tradition culturelle et nationale dominante, il affirme des valeurs qu’il identifie dans l’espace avec le paysage naturel et dans le temps avec l’enfance perdue» (Luz Helena Cordero Villamizar. Op. cit.). Il décrit effrontément ses rapports sexuels avec des animaux à l’aube de son adolescence, et puis avec des femmes afro-américaines et des hommes, entre autres son propre cousin.
Cela fait que la sonorité de son œuvre s’impose par elle même, sans rapport à d’autres évènements sociaux qui la renforcent.
Approchons-nous finalement du sommet de la poésie de ces deux auteurs et faisons-le à travers deux des plus importants poèmes de toute leur œuvre. Ils ne sont que l’autoportrait de l’âme de chacun :

LE VAISSEAU D'OR
Émile Nelligan

Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif :
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues ;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
S'étalaient à sa proue, au soleil excessif.

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu'est devenu mon cœur, navire déserté ?
Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve!

UN PROBABLE CONSTANTINO CAVAFIS A LOS 19
Raúl Gómez Jattin

Esta noche asistirá a tres ceremonias peligrosas:
El amor entre hombres,
Fumar marihuana
Y escribir poemas
Mañana se levantará pasado el mediodía,
Tendrá rotos los labios,
Rojos los ojos
Y otro papel enemigo
Le dolerán los labios de haber besado tanto
Y le arderán los ojos como colillas encendidas
Y ese poema tampoco expresará su llanto.

En guise de conclusion.

Il y a quelque chose chez ces deux poètes qui nous attire. Ce ne sont pas seulement leurs versets, mais leurs tragédies. Serait-ce qu’elles confirment, peut-être, notre intuition que le génie va main dans la main avec la folie? C’est possible.
Dans tout les cas, il faut dire que la folie reste à jamais triste et amère. Je continue de croire que ces poètes que j’admire, le furent vraiment pendant qu’ils eurent toute leur tête. Le Raoul drogué, déambulant et mendigot qui paya mal tous ceux qui tentèrent de le sauver n’est pas le même que le Raoul du Triptyque. Le Nelligan de la Retraite Saint-Benoît et de Saint-Jean-de-Dieu n’est plus l’adolescent aux cheveux désordonnés, fiancé avec la poésie. Nelligan hospitalisé écœure. Gomez Jattin se fit méprisable à volonté. Que me pardonnent les revendicateurs de la misère humaine qui trouvent dans ces évènements une manière de justifier que quelqu’un puisse ou doive se rouler dans les cochonneries pour atteindre à la célébrité. Et je t’excuse humanité fragile qui escamotât Nelligan et qui ne donnât assez de force au pauvre Raoul pour se relever de ses malheurs.
De toute façon, depuis que Verlaine eut inventé en 1884 l’appellation «poètes maudits» sans trop percevoir la transcendance postérieure du terme, on continue à ainsi étiqueter les auteurs de vies tourmentées et d’écrits déchirants. Et l’expression nous plaît, elle garde quelque morbidité qui nous semble bonne. Elle va bien à Nelligan que, malgré les mystifications et au-delà d’elles, l’épreuve toucha despotiquement, mais qui sut capitaliser sur son déséquilibre pour vivre son rêve et l’écrire jusqu’à le prendre pour la réalité et s’y abolir (Roger Chamberland. Nelligan livré aux fauves de l’interprétation. 1993).
Quant à toi, poète compatriote, poète maudit, ou mieux, maudit poète! je te remercie pour ton conseil : «les poètes existent pour être lus sans faire attention à ce qu’ils font de leur vie». Ta poésie est poésie même au-dessus de toi et malgré toi. À toi ma reconnaissance et mes reproches.
Et pour tous ceux qui lisent ou liront, faites attention aux poètes.
Nelligan et Gomez Jattin : voici deux auteurs capables de nous secouer l’âme et de nous faire entrer dans les ténèbres transformées en beauté éternelle.

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