martes, 3 de junio de 2008

Ma traduction de la lettre de Pedro Casaldáliga au pape Jean-Paul II


J'aimerais offrir aux lecteurs francophones la traduction que j'ai faite il n'y a guère de la lettre que Pedro Casaldáliga, êveque catholique du Brésil a adressée au pape Jean-Paul II en 1986. Il s'agit d'une belle lecture de la réalité ecclésiastique présentée au pape par un évêque clarétain depuis un territoire missionnaire. Comme je n'ai pas trouvé de traduction en français je me suis mis à l'œuvre et voilà qu'aujourd'hui je vous la partage. Profitez-en.


Lettre de Pedro Casaldáliga au pape Jean-Paul II.

São-Félix-do-Araguaia, le 22 février 1986.
Fête de la Chaire de Saint Pierre.


Cher pape Jean-Paul II, frère en Jésus-Christ et pasteur de notre Église

Il y a longtemps que je voulais vous écrire cette lettre et il y a longtemps aussi que je la pense et la médite dans l’oraison.

J’aimerais qu’elle soit autant un colloque fraternel –dans la sincérité humaine et avec la liberté de l’Esprit- qu’un service d’un évêque à l’égard de l’évêque de Rome, qui est Pierre pour ma foi, pour ma coresponsabilité ecclésiale et pour ma collégialité apostolique.

Cela fait dix-huit ans que je suis au Brésil, où je vins volontairement comme missionnaire. Jamais je ne retournai dans mon pays natal, l’Espagne, même pas à l’occasion de la mort de ma mère. Jamais je ne pris de vacances pendant tout ce temps. Je ne sortis point du Brésil en dix-sept ans. Durant ces dix-huit ans je vécus et travaillai dans le nord-est de l’état de Matto Grosso, étant le premier prêtre qui s’établit de manière permanente dans cette région. Depuis quinze ans, je suis évêque de la prélature de São-Felix-do-Araguaia.

La région de la prélature est située dans l’Amazonie légale brésilienne et elle s’étend sur 150.000 km2. Encore aujourd’hui, elle n’a même pas un empan de route asphaltée. Le service téléphonique ne fut installé que récemment. La région reste fréquemment isolée ou avec des communications très précaires à cause des pluies et inondations qui paralysent les routes.

C'est un territoire de latifundia, nationaux et multinationaux, avec des haciendas agricoles de centaines de milliers d’hectares, avec des employés qui vivent fréquemment dans un régime de violence et de quasi-esclavage. J'accompagne depuis longtemps la vie dramatique des indigènes, des «posseiros» (agriculteurs sans titre de terre) et des péons (manœuvres du latifundium). Toute la population en général, dans la prélature, a été forcée de vivre précairement, sans service adéquat d'éducation, de santé, de transport, de logement, de sécurité juridique et, surtout, sans terre garantie pour travailler.

Sous la dictature militaire, le Gouvernement essaya, cinq fois, de m'expulser du pays. Quatre fois la prélature fut toute encerclée par des opérations militaires de contrôle et de pression. Ma vie et celle de plusieurs prêtres et agents de pastorale de la prélature a été menacée et mise à prix publiquement. À plusieurs reprises, ces prêtres, agents de pastorale et moi-même avons été incarcérés, voire torturés pour plusieurs d'entre eux. On emprisonna, maltraita et condamna à dix ans de prison le père Francisco Jentel, qui fut expulsé postérieurement du Brésil et mourut finalement exilé, loin de son pays de mission. Les archives de la Prélature furent violées et pillées par l'armée et par la police. Le bulletin de la Prélature fut édité de manière falsifiée par les organes de répression du régime et fut ainsi divulgué par la grande presse pour servir de charge d'accusation contre la même Prélature. À présent, trois agents de pastorale sont encore soumis à des processus judiciaires sous des fausses accusations. Je dus personnellement assister à des morts violentes, comme celle du père jésuite João Bosco Penido Burnier, assassiné à mes côtés par la police, alors que les deux nous nous présentions dans le commissariat-prison de Riberão-Joli pour protester officiellement contre les tortures auxquelles on soumettait deux femmes, paysannes, mères de famille, injustement arrêtées.

Tout au long de ces années, les incompréhensions et les calomnies des grands propriétaires terriens –dont aucun vit dans la région- et d'autres puissants du pays et de l'extérieur se sont multipliées. Même à l’intérieur de l'Église ont surgi quelques incompréhensions de la part de frères qui ne connaissent pas la réalité du peuple et de la pastorale dans ces régions séparées et violentes où le peuple, fréquemment, ne dispose que de la voix de l'Église qui essaye de se mettre à son service.

En plus de ces souffrances vécues dans la zone de la Prélature, en tant que responsable de la CPT (Commission Pastorale de la Terre) et membre du CIMI (Conseil Indigéniste Missionnaire), il m’a fallu accompagner de très près des tribulations et même la mort de tant d'indigènes, de campagnards, d'agents de pastorale et de personnes engagées avec la cause de ces frères, auxquels l'avidité du capital ne permet même pas de survivre. Parmi eux, l’Indien Marçal, guarani, qui vous salua personnellement à Manaüs, au nom des peuples indigènes du Brésil.

Le Dieu vivant, Père de Jésus sera celui qui va nous juger. Laissez-moi toutefois ouvrir mon cœur devant votre cœur de frère et de pasteur. Vivre dans ces circonstances extrêmes, être poète et écrire, maintenir des contacts avec des personnes en lien avec le monde des communications ou le monde de la pensée marginale (à cause de leur âge, idéologie, altérité culturelle, situation sociale, ou à cause des services d'urgence qu'ils rendent) peut parfois nous emmener à des gestes et postures moins communes et quelques fois incommodants pour la société établie.

En tant que frère et Pape que vous êtes pour moi, je vous prie d’accepter l'intention sincère et la volonté passionnément chrétienne et ecclésiale et de cette lettre et de mes attitudes.

Le Père m'accorda la grâce de ne jamais abandonner l’oraison, tout au long de cette vie qui est mienne, plus ou moins agitée. Il me préserva de tentations majeures contre la foi et la vie consacrée, et il me permit de compter toujours avec la force de mes frères à travers une communion ecclésiale riche de rencontres, études et aides. Certainement ce fut pour cela que je crois ne m’être point écarté du chemin de Jésus, et j'espère, pour la même raison, suivre jusqu'à la fin ce Chemin qui est la Vérité et la Vie.

Je regrette de vous déranger avec la lecture de cette longue lettre, quand tant de services et de préoccupations pèsent déjà sur vous.

Deux lettres du Cardinal Gantin, Préfet de la Congrégation pour les Évêques et une communication de la Nonciature que j'ai reçue naguère, m’ont amené finalement à vous écrire cette lettre. Les trois communications dont je parle, pressaient ma visite ad limina, interpellaient des aspects de ce qu’est la pastorale de la prélature et censuraient mon voyage en Amérique Centrale.

Je me sens un peu petit et comme distant dans cette Amazonie brésilienne si différente, et dans la cette Amérique Latine si troublée et fréquemment incomprise.

J'ai cru nécessaire de me faire précéder par cette lettre. Il m’a semblé que seul un contact paisible et personnel entre nous deux, aidé d’un document pensé et clair, me donnerait la possibilité de m'approcher vraiment de vous.

L'autre manière plus grande encore de nous rencontrer est déjà garantie: je prie pour vous à tous les jours, cher frère Jean-Paul.

Ne prenez point comme de l’impertinence l'allusion que je ferai aux sujets, aux situations et aux pratiques d’Église séculairement controversées et même contestées, surtout aujourd’hui où l'esprit critique et le pluralisme traversent fortement aussi la vie ecclésiastique. Aborder à nouveau ces affaires inconfortables, en parlant avec le Pape, c’est pour moi exprimer la coresponsabilité en me faisant le porte-voix de millions de frères catholiques -de beaucoup d'évêques aussi - et de frères non catholiques, évangéliques, d'autres religions, humains. Comme évêque de l'Église Catholique, je puis et dois apporter à notre Église cette contribution : penser à haute voix ma foi et exercer, avec une liberté de famille, le service de la collégialité responsable. Me taire, laisser passer, avec un certain fatalisme, la force de structures séculaires, serait beaucoup plus commode. Je ne pense point toutefois que cela soit plus chrétien, ni plus humain.

Il est vrai qu'en parlant, en exigeant des réformes et en prenant des positions nouvelles, on peut causer «scandale» aux frères qui vivent dans des situations plus tranquilles ou moins critiques. Mais nous pouvons aussi causer «scandale» à beaucoup de frères, situés dans d'autres contextes sociaux ou culturels, plus ouverts à la critique et désireux de rénovation dans l'Église –toujours une et «semper renovanda»- quand nous nous taisons ou que nous acceptons la routine ou que nous prenons des mesures univoques sans rien discriminer.

Sans «se conformer au monde», l'Église de Jésus, pour être fidèle à l'Évangile du Royaume, doit être attentive aux «signes des Temps» et des Lieux et annoncer la Parole dans un ton culturel ou historique et par un témoignage de vie et de pratique tels que les hommes et les femmes de chaque temps et lieu puissent comprendre cette Parole et soient stimulés à l'accepter.

En ce qui concerne concrètement le domaine social, nous ne pouvons pas dire avec beaucoup de vérité que nous avons déjà fait l'option pour les pauvres. Primo, parce que nous ne partageons pas dans nos vies et dans nos institutions la pauvreté réelle qu'ils éprouvent. Secundo, parce que nous n'agissons pas, face à la «richesse de l’iniquité» avec cette liberté et fermeté adoptées par le Seigneur. L'option pour les pauvres, qui n'exclura jamais la personne des riches -car le salut est offert à tous et à tous se doit le ministère de l'Église - exclut cependant le mode de vie des riches, «insulte à la misère des pauvres» et son système d’accumulation et privilège, qui nécessairement spolie et marginalise l'immense majorité de la famille humaine, des peuples et des continents entiers.

Je ne fis pas la visite ad limina, même après avoir reçu, comme d'autres, une invitation de la Congrégation pour les Évêques qui nous rappelait cette pratique. Je voulais et veux aider le Siège Apostolique à réviser la forme de cette visite. J'entends des critiques de beaucoup d'évêques qui la font, car même en reconnaissant qu'elle rend propice un contact avec les dicastères romains et une rencontre cordiale avec le Pape, elle se révèle incapable de produire un véritable échange de collégialité apostolique des Pasteurs des Églises particulières avec le Pasteur de l'Église universelle. On effectue de grandes dépenses, on établit des contacts, on accomplit une tradition. Mais accomplit-on néanmoins la Tradition du «videre Petrum» et d'aider Pierre à voir toute l'Église? L’Église n'aurait-elle pas aujourd'hui d'autres manières plus efficaces d'échanger, d'établir des contacts, d'évaluer, d'exprimer la communion des Pasteurs et de leurs Églises avec l'Église Universelle et plus concrètement avec l'évêque de Rome?

Je ne prétendrais jamais supposer que le Pape a une connaissance détaillée des Églises Particulières, ni lui demander des solutions concrètes pour la Pastorale de celles-là. C’est pour ceci que nous sommes, nous les Pasteurs respectifs, les ministres et les conseils pastoraux de chaque Église. C’est pour cela aussi qu’existent les Conférences Épiscopales qui, à mon avis et à celui de beaucoup d'autres, ne sont pas dûment valorisées et sont même omises ou injustement pointées du doigt, à cause de certaines attitudes, par quelques instances de la Curie Romaine. Si les Conférences Épiscopales ne sont pas «théologiques» ou «apostoliques» comme tels –elles pourraient de ne pas exister car l’Église a longtemps marché sans elles- «apostoliques» ou «théologiques» ne sont pas non plus, en elles-mêmes, les curies, y inclus la Curie Romaine: Pierre a présidé et régit l'Église, de manière différente, dans les diverses époques.

Le Pape a toujours besoin d'un corps de collaborateurs, comme en ont besoin d’ailleurs tous les évêques de l'Église, quoiqu’il devrait toujours être plus simple et plus participatif. Malheureusement, frère Jean-Paul, pour beaucoup d’entre nous, certaines structures de la Curie ne répondent point au témoignage de simplicité évangélique et de communion fraternelle que le Seigneur et le monde réclament de nous ; elles ne traduisent point non plus dans leurs attitudes, parfois centralisatrices et autoritaires, une catholicité véritablement universelle, elles ne respectent pas toujours les exigences d'une coresponsabilité adulte ni parfois même les droits fondamentaux de la personne humaine ou des différents peuples. Fréquemment, il ne manque pas dans certains secteurs de la Curie Romaine de préjugés, d'attention unilatérale aux informations ou même de positions, plus ou moins inconscientes, d'ethnocentrisme culturel européen face à l'Amérique Latine, à l'Afrique et à l'Asie.

Avec un esprit objectif et calme, on ne peut pas nier que la femme continue fortement à être marginalisée dans l'Église, i.e. dans la législation canonique, dans la liturgie, dans les ministères, dans la structure ecclésiastique. Pour une foi et une communauté comme celle de la Bonne Nouvelle qui ne distinguait plus «Juif et Grec, libre et esclave, homme et femme», cette discrimination de la femme dans l'Église ne pourrait jamais être justifiée. Des traditions culturelles ‘masculinisantes’ qui ne peuvent point annuler la nouveauté de l'Évangile expliqueront peut-être le passé, mais elles ne peuvent plus justifier le présent, ni moins encore le futur immédiat.

Un autre point délicat en soi et très sensible à votre cœur, frère Jean-Paul, c’est celui du célibat. Moi personnellement, n'ai jamais douté ni de sa valeur évangélique ni de sa nécessité pour la plénitude de la vie ecclésiale, comme un charisme de service du Royaume et comme un témoignage de la glorieuse condition future. Je pense, toutefois, que nous ne sommes pas compréhensifs ni justes avec ces milliers de prêtres, beaucoup d’entre eux en situation dramatique, qui compulsivement acceptèrent le célibat comme exigence, actuellement astreignante, du ministère sacerdotal dans l'Église Latine. Postérieurement, en raison de cette exigence jamais assumée et intégrée dans leur vie, ils durent laisser le ministère, et jamais plus ils ne purent régulariser leur vie, ni dans l'Église, ni, parfois, même devant la société.

Le Collège Cardinalice est privilégié, parfois, de pouvoirs et de fonctions qui peuvent difficilement être réconciliés avec ce que je viens de dire et avec les fonctions innées du Collège Apostolique des Évêques comme tel.

Des nonciatures, j’ai personnellement, moi, une triste expérience. Vous connaissez mieux que moi-même la persistante réclamation des conférences épiscopales, d'évêques, de presbytériums, de grands secteurs de l'Église, face à une institution si fortement diplomatique dans la société et, fréquemment, d’activité parallèle à celle des épiscopats.

Jean-Paul, mon frère, permettez-moi encore un mot de critique fraternelle au Pape même. Si traditionnels qu’ils soient, les titres «Très Saint Père», «Sa Sainteté» -ainsi que d'autres titres ecclésiastiques tels que «Son Éminence», «Son Excellence»- s'avèrent évidemment non seulement peu évangéliques mais même extravagants humainement parlant. «Ne vous faites point appeler père, ou maître» dit le Seigneur. Il serait également plus évangélique -et aussi plus accessible à la sensibilité actuelle- de simplifier le costume, les gestes, les distances, dans notre Église.

Je pense aussi qu’il serait très apostolique que vous demandiez une évaluation suffisamment libre et participative, de vos voyages, si généreux et même héroïques dans beaucoup d'aspects, et cependant tellement contestés -à mon avis, pas toujours sans motifs-. Ces voyages ne sont-ils pas nocifs pour l'Œcuménisme -témoignage de Jésus qui demandait au Père que nous ne fassions qu’un- et pour la liberté religieuse dans la vie publique pluraliste? N'exigent-ils pas, ces voyages, de grands gaspillages économiques de la part et des Églises et des États, revêtant ainsi l'Église Catholique, dans la personne du Pape, d’une certaine prépondérance et de privilèges civiques-politiques qui deviennent irritants pour d'autres?

Pourquoi ne pas réexaminer, à la lumière de la foi, en faveur de l'Œcuménisme et pour donner témoignage au monde, la condition d'État avec laquelle le Vatican se présente, en investissant la personne du Pape d'une dimension explicitement politique, qui nuit à la liberté et à la transparence de son témoignage de Pasteur universel de l'Église?

Pourquoi ne pas se décider, avec liberté évangélique et avec réalisme, à faire une rénovation profonde de la Curie Romaine?

Je sais la douleur que produisit votre voyage au Nicaragua. Et malgré cela, il est de mon devoir de vous confier une impression que beaucoup d’autres partagent aussi: vos conseillers et votre attitude ne contribuèrent point à ce que voyage, extrêmement critique, et nécessaire d'autre part, ait été plus heureux et, surtout, plus évangélisateur. On a ouvert une blessure dans le cœur de beaucoup de Nicaraguayens et de beaucoup de Latino-américains, de même que vous aussi vous êtes senti blessé dans votre cœur.

L'année passée je suis allé au Nicaragua. Ce fut ma première sortie du Brésil après dix-sept ans de permanence dans ce pays-ci. Par l'amitié que j'ai, depuis longtemps, avec beaucoup de Nicaraguayens, grâce à des contacts personnels ou épistolaires, je sentis que je devais y être présent, en tant que personne humaine et en tant qu’évêque de l'Église, dans leur heure d'agression politico-militaire gravissime et de souffrance interne profonde.

Je ne prétendis point remplacer l’épiscopat local ni le sous-estimer. Je crus cependant que je pouvais et même je devais aider à ce peuple et à cette Église-là. Ainsi le communiquai-je par écrit aux évêques du Nicaragua, dès mon arrivée. J’essayai de converser personnellement avec certains d’entre eux, mais je ne fus point reçu. La hiérarchie nicaraguayenne est ouvertement d'un côté; de l'autre côté il y a des milliers de chrétiens auxquels l'Église se doit aussi.

Je pense sincèrement que notre Église -je me sens, moi aussi, Église du Nicaragua, en tant que chrétien et en tant qu’évêque de l'Église - ne donne pas officiellement dans ce pays souffrant, et cela avec des répercussions négatives pour la toute Amérique Centrale, les Caraïbes et pour l’Amérique Latine au complet, le témoignage qu'elle devrait donner: condamnant l'agression, préconisant l'autodétermination de ces peuples-là, consolant les mères des morts et célébrant, dans l'Espoir, la mort violente de tant de frères, catholiques pour la plupart.

L’Église ne peut-elle pas dialoguer d’une façon critique avec le socialisme ou avec le sandinisme tout comme elle doit aussi d’une façon critique dialoguer avec la réalité humaine? L'Église pourra-t-elle cesser de dialoguer avec l'Histoire? Mais non. Elle dialogua avec l'Empire Romain, avec le féodalisme, et dialogue, avec plaisir, avec la bourgeoisie et avec le capitalisme, bien de fois sans critique, comme elle a dû le reconnaître à la suite d’évaluations historiques postérieures. Ne dialogue-t-elle pas avec l'Administration Reagan? L'Empire américain mérite-t-il davantage la considération de l'Église que le pénible processus par lequel le petit Nicaragua prétend être finalement lui-même, en risquant et même en se trompant, mais en restant lui-même?

Le danger du communisme ne justifiera point notre omission ou notre connivence avec le capitalisme. Cette omission ou cette connivence pourront «justifier» dramatiquement un jour, la révolte, l'indifférence religieuse ou même l'athéisme de bien des gens, surtout parmi les militants et les nouvelles générations. La crédibilité de l'Église -et de l'Évangile et de Dieu le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même- dépend, en grande partie, de notre ministère, critique, oui, mais compromis avec la Cause des pauvres et avec les processus de libération des peuples séculairement dominés par de successifs empires et oligarchies.

Vous, comme polonais, vous êtes en condition très personnelle de comprendre ces processus. Votre Pologne natale, si souffrante et forte, frère Jean-Paul, tant de fois envahie et occupée, privée de son autonomie et menacée dans sa foi par des empires voisins (la Prusse, l'Allemagne nazie, la Russie, l’Empire Austro-Hongrois) est sœur jumelle de l'Amérique Centrale et des Caraïbes, tant de fois occupés par l'Empire du Nord. Les Etats-Unis envahirent le Nicaragua en 1898 et avec ses marines l’occupa de nouveau de 1909 à 1933, en laissant derrière eux une dictature qui dura jusqu’en 1979. Haïti fut sous occupation de 1915 à 1934. Porto Rico continue d’être occupé de nos jours, depuis 1902. Cuba souffrit plusieurs fois des invasions et des occupations, ainsi que les autres pays de la région, spécialement le Panama, le Honduras et la République Dominicaine. Plus récemment la Grenade endura le même sort. Les États-Unis eux-mêmes, exportent vers ces pays ses sectes qui divisent intérieurement le peuple et menacent la foi catholique et la foi d'autres Églises évangéliques... établies là-bas.

Je sais aussi vos préoccupations apostoliques en ce qui concerne notre Théologie de la Libération, les Communautés chrétiennes dans les milieux populaires, nos théologiens ou nos rencontres, publications et autres manifestations de vitalité de l'Église en Amérique Latine, d'autres Églises du Tiers-Monde et de quelques secteurs de l'Église en Europe et en Amérique du Nord. Ce serait comme ignorer votre mission de Pasteur universel de prétendre que vous ne vous informez pas et que vous ne vous préoccupez pas de tout ce mouvement ecclésial ; à plus forte raison quand l'Amérique Latine, concrètement, représente presque la moitié des membres de l'Église Catholique.

De toute façon, une fois de plus, je m’excuse de vous exprimer un mot ressenti sur la manière dont sont traités par la Curie Romaine notre Théologie de la Libération et ses théologiens, certaines institutions ecclésiastiques –même la CNBB quelques fois-, des initiatives de nos Églises et quelques souffrantes communautés de ce continent-ci ainsi que leurs animateurs.

Devant Dieu je puis vous donner le témoignage des agents de pastorale et des communautés avec lesquelles j’ai établi des contacts au Nicaragua. Ils n'ont jamais prétendu être des Églises «parallèles». Ils n'ignorent point la hiérarchie dans ses fonctions légitimes, et ils ont conscience d’être Église, manifestant une volonté sincère de rester en elle. Pourquoi ne pas penser que certaines causes de ce type de conflits dans le domaine pastoral puissent aussi provenir de la hiérarchie? En fait fréquemment, nous, les membres de la hiérarchie, ne reconnaissons pas les laïques comme adultes et coresponsables dans l'Église, ou nous voulons leur imposer des idéologies et des styles personnels, en exigeant uniformité ou en nous retranchant dans le centralisme.

Je viens de recevoir la dernière lettre du Cardinal Gantin, préfet de la Congrégation pour les Évêques. Monsieur le Cardinal, parmi d'autres avertissements, m’y rappelle maintenant la visite apostolique que je reçus et que reçut la prélature de São Félix do Araguaia en 1977. Je veux simplement vous communiquer que cette visite fut provoquée par des inculpations ou des calomnies d'un frère dans l’épiscopat; que le visiteur apostolique resta à peine quatre jours à São Félix, sans visiter aucune communauté, acceptant seulement de parler avec très peu de gens et regardant les Archives de la Prélature, même lorsque nous le sollicitâmes de ne pas le faire. Ni lui, ni la nonciature, ni le Saint-Siège, jamais ne me communiquèrent les conclusions de cette visite, même si je l’ai sollicité expressément.

Je veux, finalement, vous réaffirmer, cher frère en Jésus-Christ et Pape, l’assurance de ma communion et ma volonté sincère de continuer avec l'Église de Jésus, dans le service du Royaume. Je laisse à votre jugement de Pierre de notre Église, de prendre la décision que vous jugerez opportune sur moi, évêque aussi de l'Église. Je ne veux point créer de problèmes inutiles. Ce que je veux c’est aider, de manière responsable et collégialement, à faire avancer la mission évangélisatrice de l'Église, particulièrement ici au Brésil et en Amérique Latine. Parce que je crois à l'actualité éternelle de l'Évangile et à la présence toujours libératrice du Seigneur Ressuscité, je veux croire aussi à la jeunesse de Son Église.

Si vous le considérez opportun, vous pouvez m'indiquer une date appropriée pour que j’aille vous visiter personnellement.

J’ai confiance à votre prière de frère et de Pontife. Je laisse dans les mains de Marie, Mère de Jésus, le défi de cette heure. Je vous réitère ma communion de frère en Jésus-Christ et, avec vous, je réaffirme ma condition de serviteur de l'Église de Jésus.

Avec votre bénédiction apostolique,

Pedro Casaldáliga,
évêque de São Félix do Araguaia, MT, Brésil.

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